mardi 29 octobre 2013

GDSR

GATI DANCE SUMMER RESIDENCY - The End

Ça y est c'est la fin, la dernière ligne droite. Je suis dans le théâtre du British Council. Mes techniciens font une pause, une de plus. Et j'en profite pour me poser un moment, prendre le temps d'écrire avant de tout oublier. Il n'est pas encore l'heure du bilan. Je suis au milieu de la semaine la plus dense, la plus critique de la résidence. C'est enfin MA semaine. 


Utpal, mon régisseur, est à mes côtés pour être le plus efficace possible. Je ne parle pas hindi et ici, plus qu'ailleurs, je suis désarmée. Utpal est un éclairagiste d'environ 35 ans ; malgré son expérience et son savoir-faire certain, il fait bien attention de m'inclure dans chaque décision et à ce que ce projet reste le mien. Je suis frustrée toutefois. Les réglages ne sont pas précis, l'emplacement du point chaud, de l'ouverture ou de la qualité du faisceau sont plus que discutables. Les projos sont vieux et d'intensité aléatoire. Il m'est difficile d'expliquer à quel point j'aime être claire et précise dans les lumières que je choisis, l'importance de ce foutu point chaud, du choix de tel type d'ombre ou de telle qualité de lumière j'ai choisi de travailler avec les danseurs.
Eux, comme moi, se retrouvent un peu désarçonnés face à cette déception technique mais nous devons nous en contenter.


Namrata est la première à tester l'espace en lumière, en retard bien sûr, et, évidemment, nous n'avons pas assez de temps pour affiner les réglages. Même si, sans le son et avec une lumière bancale, nous sommes encore loin du rendu qu'elle obtiendra lors de la performance finale, je vois ces images que j'avais en tête depuis le début, depuis la première discussion il y a 8 semaines. L'animalité, la sensualité, la force, la féminité et l'humour, tout y est. J'ai hâte de voir à quelle précision elle va pouvoir arriver. Elle qui voulait n'être habillée que de lumière semble y renoncer face à la désapprobation de son mari (suisse). Pour faire illusion elle utilise un demi-sari dans lequel elle est enroulée et qui lui fait comme un maillot de bain couleur caramel, comme sa peau.

Quelle lumière pour elle ? Nous en avons beaucoup discuté pour trouver la bonne solution, un support, une ambiance. Depuis le début, depuis ma présentation plutôt, la ligne est présente. Je ne m'en déferai jamais de cette simple forme que j'utilise pourtant depuis un bon moment. Cette fois elle est verticale, de la hauteur du corps de Namrata, d'une largeur de vingt centimètres et frontale. Un rapport se crée entre cet outil et son corps, duquel découlent des mouvements, des rythmes. Sa proposition est si singulière et si étonnante, voire dérangeante, que j'ai voulu en rajouter et la soutenir dans ce choix courageux. Mis à part cette ligne pour sa première partie, elle n'est éclairée qu'en douche, blanche et rouge à tour de rôle. Les ombres de son corps la sculptent et portent sa métamorphose et les différents rôles qu'elle incarne. Sa grande question, au delà de se libérer, était de pouvoir intégrer ses trente ans de formation de Kathak à cette performance. Une des caractéristiques en est le tempo très soutenu et les correspondances rythmiques entre le corps du danseur, sa voix et les instruments. Elle en a fait une frénésie effrénée de quelques secondes où son corps, dans tout son ensemble, se meut de façon épileptique. Comme engourdie après tant d'énergie, elle achève son voyage par un chant très doux sur fond de tempora nous laissant dans l'expectative la plus complète, sans repères temporels ou spatiaux. Tout comme elle doit l'être, d'avoir donné tant d'énergie, le spectateur est vidé, épuisé et galvanisé à la fois.

Asha la perfectionniste indienne de naissance polonaise - comprendront ceux qui voudront ! - est la suivante à se présenter. Elle qui cherche toujours à ce que tout soit parfait est désabusée par le degré zéro de finitions de la lumière ; elle m'en tient bien sûr pour responsable. Depuis quelques semaines je sens beaucoup d'animosité. Elle ne m'aime pas du tout, elle reste froide et méprisante. Comme dit Antonio, le quatrième mentor de la résidence à nos côtés pour les 2 dernières semaines, elle est rarement contente de quoi que ce soit !


Son projet n'a pas vraiment évolué depuis le début. Elle est très fermée d'esprit. Je crois que c'est pour ça qu'elle a arrêté de me consulter au fil des semaines, je lui soumettais trop de changements. Sa pièce est un dialogue entre la vie et la mort, déjà ça annonce bien la couleur ! J'ai cru comprendre que c'était en hommage à sa mère décédée. Je ne pense pas qu'il y en ait plus à dire pour la cerner. Elle m'a fait part de ses idées de lumière il y a 3 semaines déjà, une lumière chaude et bienfaitrice pour les moments de vie et une lumière froide et éblouissante pour les moments de mort… Une révolution du plateau, un changement hors du commun à des années lumière de toute l'imagerie théâtrale classique… SARCASME ! Je ne veux pas la braquer, je vais me servir de ce désir qu'elle a, mais en le transformant pour arriver à quelque chose d'un peu moins littéral et d'un peu plus subtile. Chacun son job, elle ne me demande pas de danser, je ne lui demande pas de créer la lumière, mais le comprend-elle ?Pour couronner cette rigidité autoritaire, elle a la dingue. C'est la saison paraît-il.

Pour conclure cette première journée dans le théâtre, c'est au tour de Nimit de se produire. Je n'ai jamais vraiment réussi à le cerner. Il ne parle pas beaucoup, et certainement pas avec moi. Il n'est pas vraiment désagréable mais loin d'être amical. Un peu comme Asha mais la fragilité en moins.


Mon travail pour lui est beaucoup plus basique. Son installation dans l'espace est très simple et graphique : cinq élastiques blancs de cinq centimètres de large tombent des cintres et sont tendus, retenus au sol par des briques noires. Il est donc assez facile pour moi de le mettre en lumière. Quelques latéraux, un peu de face et de contre et les élastiques font le reste. Je ne me suis pas vraiment souciée de son projet. Je ne sais même pas vraiment de quoi il s'agit. Sur les six danseurs dont j'avais à m'occuper, il est celui qui a le moins titillé ma curiosité.

Cette première journée se termine. Je me suis souvent sentie fatiguée depuis que je suis en Inde, la chaleur surement… ou la vodka peut-être. Mais aujourd'hui, c'est la première fois que je suis fatiguée pour une vraie bonne raison. Une journée enfermée dans un théâtre à régler des projecteurs, à faire des aller-retour entre le plateau et la cabane haut perchée qu'est la régie. J'aime cette fatigue. C'est le seul endroit, le seul moment où je ne pense à rien d'autre, où je n'ai pas envie de faire autre chose. Le temps s'arrête, que je sois à la console, sur la scène, dans la tour à me bruler les doigts sur des projos bouillants ou à découper des gélatines, je ne pense à rien d'autre, je débranche. Moi qui suis tout le temps en train de courir partout, le théâtre est mon antidote ou ma kryptonite peut-être.


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Deuxième jour. Bhumika est prête pour son filage. Ça doit faire dix jours que je ne l'ai pas vue, la dingue l'a alitée elle aussi. Fiévreuse et patraque, sa bouteille de glucose à la main, elle enchaîne ses mouvements. Nikita et Rahul sont déjà dans les gradins avec Antonio, fidèle au poste, pour l'encourager. Leurs horaires de répétition sont dans plus d'une heure mais ils ont tenu à être présents pour le retour de Bhumika. 

L'ambiance entre les danseurs n'est pas du tout la même. Hier, c'était un peu chacun pour soi, aujourd'hui on sent davantage l'esprit d'équipe, la fraternité. Les trois danseurs d'hier sont plus âgés, la trentaine dépassée ; les styles sont plus forts, plus assumés. Ceux d’aujourd’hui sont plus jeunes, autour de 22 ans. Ils débutent leur carrière, sont moins réfléchis et plus impulsifs. L'énergie est plus positive et le travail de chacun s'en ressent. Du travail de Bhumika, je ne pourrais pas en dire grand chose, non pas que je ne m'y sois pas intéressée mais je pense qu'il est le moins avancé. L'enjeu de cette résidence n'était pas de présenter une performance parfaite et aboutie. Elle n'en est qu'au début. Certains moments sont des trouvailles d'inventivité mais l'ensemble ne fonctionne pas. Elle a voulu s'inspirer d'un livre pour sa pièce et elle s'y est enfermée. Si elle veut continuer cette recherche, je pense qu'il lui faudra se ménager du temps pour prendre de la distance et se libérer.

Vient ensuite le tour de Nikita, accompagnée d'Isba sa danseuse. Depuis huit semaines maintenant, elle travaille d'après les expériences qu'elle a pu faire, et que les femmes font en général, sur le regard que les hommes posent sur elle. Les premières semaines, nous avons beaucoup discuté de la gêne de se sentir observée, de ce sentiment d'insécurité, de ce droit que certains hommes pensent avoir, de cette supériorité sur les femmes. À un moment où je ne comprenais pas vraiment l'image que je renvoyais et les effets que je semblais provoquer malgré moi, de l'avoir, elle et ses questionnements, à mes côtés, m'a aidé à ne pas me sentir seule ou coupable. 


Ces deux danseuses explorent les réactions, les impulsions, les crispations du corps face à l'agression. Elles ont également retranscrit des expériences qu'elles avaient subies. Elles sont courageuses d'oser aborder un tel sujet, surtout dans ce pays ; une lutte silencieuse et gracieuse pour militer en faveur du droit des femmes. Nikita appréhende un peu le regard de son père sur sa création. Nous verrons bien.

Rahul, plein d'énergie comme à son habitude, entre en scène. Il court dans tous les sens, façon électron libre ou balle de flipper. Son travail s'inspire du jeu d'échec. Tour à tour il incarne les différentes figures du jeu dans un espace fictif, délimité par le plateau du jeu. Il est le plus jeune mais sa fraicheur, sa créativité et sa liberté de mouvement sont une leçon d'humilité pour tous les autres. Ils restent bouche bée devant ce petit homme aux excellentes connaissances et d’une maitrise parfaite de son corps. Il est volage et papillonne d'idée en idée. Il ne se fixe jamais mais reste toujours dans une extrême précision.


La journée s'achève, je suis épuisée et je n'ai pas vu passer cette journée. Je ferais mieux de les savourer, il ne m'en reste plus beaucoup. Mon seul indice pour m'apercevoir que le temps passait était la faim. Demain, répétition générale avant le jour J.

Quentin et Diane sont partis à leur tour à la découverte du triangle d'or. Je me sens bien et j'avais besoin d'être seule pour ces derniers jours.


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